Par Peter J. Jacques
La vie et la mort de communautĂ©s entiĂšres dĂ©pendent de la rĂ©alisation des 17 objectifs de dĂ©veloppement durable (les ODD) adoptĂ©s Ă lâunanimitĂ© par les Nations Unies en 2015, dont lâĂ©radication de la pauvretĂ©, la conservation des forĂȘts et la lutte contre le changement climatique. Prenons, Ă titre dâexemple, le peuple autochtone Amazigh qui vit dans les montagnes autour de Marrakech : ils sont reprĂ©sentatifs des populations qui ont besoin dâĂȘtre les premiers bĂ©nĂ©ficiaires du dĂ©veloppement durable.
Les Amazighs du Haut Atlas mĂšnent des vies rudes dans de petits villages. La plupart travaillent comme journaliers et agriculteurs et perçoivent des revenus Ă peine suffisants pour subvenir aux besoins de leurs familles et chauffer leurs maisons. LâĂ©ducation est certes lâune de leurs prĂ©occupations majeures, mais elle reste un objectif difficile Ă atteindre pour un certain nombre de raisons. Parfois, les familles ne peuvent pas assumer les coĂ»ts des sacs Ă dos et des livres, mĂȘme lorsque lâĂ©cole est ouverte et gratuite. Le dĂ©fi est particuliĂšrement difficile pour les filles, car, comme lâa expliquĂ© une personne (lâun des membres de la CommunautĂ©), « Comment un pĂšre peut-il laisser ses filles Ă©tudier sâil fait nuit, quand elles doivent littĂ©ralement voyager {pour se rendre Ă lâĂ©cole} ? » Lâeffet dâune Ă©ducation inachevĂ©e est profond, et quand nous avons demandĂ© Ă un sexagĂ©naire quels Ă©taient, selon lui, les plus grandes menaces pour lâavenir de sa communautĂ©, il nâavait pas confiance en ses propres expĂ©riences, et nâa pu rĂ©pondre que par : « Que puis-je dire ? Je ne suis pas Ă©duquĂ© â je ne suis pas allĂ© Ă lâĂ©cole. »
GrĂące Ă un partenariat entre lâUniversitĂ© de Floride centrale (Orlando), le Centre Hollings pour le dialogue international (Washington D.C. et Istanbul) et la Fondation du Haut Atlas (Marrakech), nous avons rĂ©cemment menĂ© un travail de terrain dans le Haut Atlas, oĂč nous avons parlĂ© aux populations locales qui nous ont ouvert leurs cĆurs.
Le message le plus cohĂ©rent que nous ayons entendu de la part des habitants du Haut Atlas est que leur avenir dĂ©pendait de lâeau. Un groupe nous a dit que lorsque la pluie est abondante et ponctuelle, tout va pour le mieux ; Ă dĂ©faut, câest une tout autre histoire. Ils craignent que le changement climatique ne se rĂ©percute sur la pluviositĂ© ou que la pluie ne soit « pas/plus au rendez-vous ». Ils ont en effet de bonnes raisons de sâinquiĂ©ter, car le changement climatique devrait considĂ©rablement impacter les prĂ©cipitations, ce qui rĂ©duirait les cours dâeau, les lacs et les nappes phrĂ©atiques.
De fait, la sĂ©cheresse est un souci constant. La Banque mondiale estime que 37% de la population travaille dans lâagriculture, tandis que la production de cĂ©rĂ©ales varie Ă©normĂ©ment en raison de la variation annuelle des prĂ©cipitations â lâannĂ©e 2018 a heureusement Ă©tĂ© une bonne annĂ©e en la matiĂšre. Le changement climatique rendra les populations du Haut Atlas beaucoup plus vulnĂ©rables alors quâelles vivent dĂ©jĂ Ă la limite de la survie. Dans lâune des rĂ©gions â NdT : que nous avons visitĂ©es â, le changement dans le calendrier et dans la quantitĂ© des prĂ©cipitations Ă©tait dĂ©jĂ perceptible dans la perte importante dâarbres fruitiers. Dans cette mĂȘme rĂ©gion, on nous a dit quâil y avait une crainte quâil nây ait plus dâeau dans vingt ans et que, pour ces personnes qui sont profondĂ©ment liĂ©es Ă la terre, il nây ait plus « aucune alternative ».
Les populations du Haut Atlas se retrouvent dans une situation extrĂȘmement vulnĂ©rable. Un groupe nous a confiĂ© quâil avait tellement besoin de ressources de base quâil brĂ»lait des dĂ©chets plastiques pour chauffer son eau. Pire encore, ils pensent avoir Ă©tĂ© laissĂ©s pour compte par la sociĂ©tĂ© et quâils avaient le sentiment que « les habitants des montagnes ne comptaient pas ». Ils estiment que la sociĂ©tĂ© marocaine est profondĂ©ment injuste : il nây a pas dâaide pour les malades, peu dâaide Ă lâĂ©ducation, peu de protection contre le froid ; et que, pour certains, la corruption est la plus grande menace pour un avenir durable.
Par consĂ©quent, la sociĂ©tĂ© civile a un rĂŽle important Ă jouer dans la rĂ©alisation des objectifs de dĂ©veloppement durable. La Fondation du Haut Atlas sâemploie Ă aider les habitants de cette rĂ©gion Ă sâorganiser en collectifs qui dĂ©cident Ă la fois de ce que « le collectif » souhaite et des voies Ă suivre pour atteindre ces objectifs. Les femmes se sont organisĂ©es en coopĂ©ratives dont elles sont les propriĂ©taires et dont elles collectent le fruit (les dividendes) de leur travail (leurs produits). Les membres dâune coopĂ©rative ont constituĂ© un lobby lors de la rĂ©union sur le climat de la ConfĂ©rence des Parties de 2015 Ă Marrakech. Des associations dâhommes ont dĂ©veloppĂ© des pĂ©piniĂšres dâarbres qui non seulement gĂ©nĂšrent des revenus, mais protĂšgent Ă©galement des bassins versants entiers â et donc leurs rĂ©serves en eau pour le futur. Ils participent Ă©galement aux marchĂ©s de la sĂ©questration du carbone. Ă cet Ă©gard, le DĂ©partement rĂ©gional de lâeau et des forĂȘts de Marrakech leur fournit des caroubiers et lâautorisation de planter ces arbres dans les montagnes entourant leurs villages.
Cependant, lâĂ©lĂ©ment le plus important de ces collectifs est peut-ĂȘtre quâils donnent Ă chacun des membres qui les composent voix au chapitre. Les dirigeants de ces collectifs ont le droit formel de sâadresser directement aux gouvernements rĂ©gionaux pour connaĂźtre leurs besoins, et cette voix ne serait pas entendue du tout sans cette organisation formelle en collectif. Ces organisations ne peuvent pas remplacer les services gouvernementaux, mais elles renforcent la capacitĂ© de la communautĂ©.
Non seulement, ces collectifs donnent aux gens une influence sur leur vie actuelle et sur celle de leurs enfants, mais ils sâaiment et ils ne luttent pas seuls. Nous pouvons tĂ©moigner dâune profonde solidaritĂ©. Ă plusieurs reprises, les collectifs nous ont dit : « Nous nous aimons, nous formons une famille », « Nous sommes comme un », « Nous nous entraidons » et la conviction que « je serai avec toi â Ă tes cĂŽtĂ©s ». Le monde est dĂ©cidĂ©ment en pleine mutation, et suit une voie non viable, donc si nous voulons atteindre les objectifs en matiĂšre de dĂ©veloppement durable, tous les peuples comme celui du Haut Atlas doivent compter et leur voix mĂ©rite dâĂȘtre entendue.
Peter J. Jacques est Professeur de Sciences Politiques Ă lâUniversitĂ© de la Floride Centrale Ă Orlando, aux Ătats-Unis.
Ci-dessus, des femmes amazighes dans un village avec une association qui cultive une pĂ©piniĂšre dâoliviers. â CrĂ©dit photo : Peter J. Jacques