Par le Dr Yossef Ben-Meir
La vision marocaine de la durabilité
Au Royaume du Maroc, il existe un certain nombre de programmes et de politiques de développement durable innovants et favorisant la solidarité sociale. Ces initiatives démocratiques participatives sont conçues pour catalyser un développement des populations qui répond à de multiples besoins humains en même temps.
Par exemple, la Charte communale du pays exige l’application de méthodes participatives pour la planification inclusive des projets communaux. Cela permet aux nouveaux projets de s’attaquer aux facteurs et objectifs économiques, environnementaux et sociaux d’une région donnée. Un autre exemple est la feuille de route de la régionalisation, qui, dans sa conception, met à contribution les ressources des niveaux national et régional pour réaliser les priorités de développement localement identifiées.
Et l’une des incarnations de l’approche de développement intégré est celle choisie pour préserver la culture du pays. Selon les déclarations et la vision de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, les actions multiculturelles doivent conduire directement à des résultats de développement humain.
Cela signifie que la préservation des institutions, des lieux et des biens culturels du Maroc vise également à améliorer la vie des gens de manière mesurable, comme en matière d’éducation de revenu et de santé. En substance, les actions culturelles doivent avancer simultanément avec le développement des populations.
Depuis le début de son règne, le roi du Maroc avait défendu l’idée d’intégrer le développement culturel et durable dans des mouvements uniques. La position du royaume à l’égard de l’Alliance des civilisations, par exemple, incarne la chimie naturelle des actions à la fois multiculturelles et visant le développement, mais aussi, comme dans le cas de l’Alliance, destinées à améliorer la coopération entre les nations. Comme l’avait expliqué le souverain en 2008 : « Cette vision consiste à faire en sorte que la culture soit une force motrice pour le développement et un pont pour le dialogue. »
Réhabilitation des cimetières juifs du Maroc
Un exemple manifeste de ce qui se passe au sein Maroc (où la préservation de la culture et l’amélioration du bien-être des populations fonctionnent de manière harmonieuse) concerne le projet national lancé en 2012 pour réhabiliter les cimetières juifs. Environ 600 « saints » hébraïques sont enterrés dans toutes les régions du royaume. Beaucoup d’entre eux y reposent depuis un millénaire ou plus, et 167 de ces sites ont déjà bénéficié de l’effort national de préservation. Il est important de noter que la communauté juive a également commencé (d’abord à Marrakech) en 2012 à prêter des terres à la Fondation du Haut Atlas, une organisation à but non lucratif américano-marocaine, à proximité de sept lieux de sépulture sacrés afin d’y planter des pépinières bio pour les familles d’agriculteurs et les écoles. Les premiers efforts locaux visant à préserver les cimetières juifs et à prêter des terres pour les pépinières communautaires d’arbres ont débuté dans les années 1990 et ont été depuis mis à échelle.
Étant donné que la pauvreté au Maroc (et dans le monde) touche surtout les zones rurales les zones rurales et que les paysans marocains sont en train d’abandonner les cultures traditionnelles de l’orge et du maïs, la demande d’arbres fruitiers plus rentables est donc très importante. La culture des arbres fruitiers des semis sur des terres prêtées par les juifs marocains et leur distribution en nature aux communes rurales marginalisées répond non seulement à une priorité de développement, mais est aussi un acte interconfessionnel. La redynamisation des relations entre les familles de paysans musulmans et les membres de la communauté juive conduisent à une appréciation accrue chez les bénéficiaires de ces lieux religieux historiques (même si les lieux de sépulture ont été respectés depuis toujours). Cette initiative multiculturelle tend à plus de bonne volonté grâce aux résultats obtenus en matière de développement durable et, par conséquent, au renforcement de la cohésion sociale et des actions de préservation. Cependant, ce qui maximise la mesure de la solidarité (et de la durabilité), c’est que les communautés agricoles elles-mêmes ont identifié les arbres fruitiers et leurs variétés comme une priorité de développement. Par conséquent, le projet répond aux besoins exprimés par les populations et contribue à fournir les résultats qu’ils veulent atteindre, illustrant comment les avantages culturels peuvent être maximisés lorsque le développement humain participatif est pleinement intégré à leurs processus.
Le mellah de Marrakech et la continuité juive
Considérons à présent la réhabilitation du mellah, le quartier juif dont les historiens pensent q’il est d’abord apparu à Marrakech au cours de la seconde moitié du 16e siècle. L’expérience juive au Maroc, et certainement à Marrakech, avec tous ses cycles et périodes, peut être qualifiée de remarquable par sa longévité et sa qualité. D’éminents érudits qui se sont consacrés à la compréhension spécifique et thématique de ce qui s’est passé à Marrakech en ce qui concerne la vie, la pensée, l’évolution culturelle, les pratiques juives et les grandes tendances du pluralisme pacifique. Personnellement, je ne me suis pas autant penché sur les évolutions sociales contenues dans le récit juif-marocain. Cependant, on peut affirmer à juste titre que la vie juive à Marrakech a été incroyablement riche, complexe, non linéaire, porteuse d’espoir, douloureuse, et qu’elle se poursuit actuellement. Par conséquent, l’initiative de préserver cet artefact social vivant et évolutif est exceptionnellement digne et pleinement cohérent avec l’identité et la Constitution marocaines.
Je me suis souvent heurté à cette question : pourquoi le Maroc ? Les juifs avaient vécu pendant des millénaires dans les pays du Proche-Orient, mais ne le font plus ; pourtant ils demeurent à ce jour au Maroc et sont invités à y retourner s’ils sont partis. Alors que le vandalisme, la violence et le rejet semblent caractériser l’expérience juive à divers degrés à différents moments dans beaucoup de pays, on pourrait se demander pourquoi cela n’a pas été le cas au Maroc. A un niveau il peut être aussi difficile de répondre à cette question qu’à la question de savoir pourquoi le peuple juif continue d’exister en tant que groupe cohésif dans le monde. Pourquoi le Maroc est-il un pays d’accueil permanent alors que d’autres pays ont cessé de l’être, pourrait demander une explication ésotérique, ou accepter simplement que les observateurs n’aient pas encore pleinement expliqué l’exceptionnalisme marocain-juif.
Une explication « mystique » qui justifie le profond lien juif marocain a été donnée par feu Menachem Schneerson (1902-1994), le dernier Rabbi de Loubavitch, le leader juif le plus influent du 20e siècle. Dans les messages échangés avec le roi Hassan II (1929-1999), le Rabbi avait fait des déclarations positives quant à la sécurité du royaume en le considérant comme un foyer pour les juifs, grâce aux saints hébraïques (mentionnés ci-dessus) qui y sont enterrés. En fait, c’est précisément la présence de ces saints qui avait poussé le Rabbi à assimiler la sainteté de la terre du Maroc à celle d’Israël. Cette perspective du Rabbi est en phase avec mes conversations (en 2016) avec Serge Berdugo, le Secrétaire général de la communauté juive marocaine qui avait servi d’interlocuteur entre le Rabbi et le roi Hassan II.
Deux facteurs scientifiques considérables, plus sociaux, expliquant l’expérience juive marocaine semblent clairs : les rois du Maroc ont établi une vision et une perspective historique absolument indispensable à la continuité juive et le lien indélébile des juifs marocains avec le royaume, même longtemps après qu’ils se soient réinstallés ailleurs. Un autre exemple est la manière dont le roi Mohammed V avait protégé les juifs marocains face à la persécution nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, une sagesse politique mémorable.
En outre, le peuple marocain et la culture d’acceptation qu’il a forgée sont un élément vital qui aide à expliquer l’histoire juive marocaine. Cela signifie que le peuple et ses monarques ont établi une norme qui a agréé le style de vie qui permet aux juifs marocains de résister jusqu’aujourd’hui. Le mellah et sa préservation est le fruit « normal » du passé et du présent. A nouveau, le fait que les secteurs public et civil marocain reconnaissent et défendent inlassablement cette dimension de leur culture est en soi naturellement marocaine.
Évaluer la revitalisation du mellah
En ce qui concerne la dimension de développement humain de la réhabilitation du mellah de Marrakech, Il faut d’abord commencer par affirmer que l’initiative fait clairement office de relance économique à court terme en investissant dans l’emploi et les matériaux nécessaires à la conception et à la reconstruction de ce quartier. La reconstruction des infrastructures est une forme de développement humain mesurable. Il n’est donc pas étonnant que les résidents du mellah en général ont des opinions favorables sur l’initiative.
Tenant compte d’une perspective de développement participatif, il existe d’autres questions à prendre en considération : combien de résidents et de leurs associations locales ont participé à la planification de la réhabilitation de leur quartier ? Combien de résidents ont été impliqués dans la hiérarchisation des sites à rénover ? Les résidents ont-ils eu leur mot à dire sur les nouveaux modèles d’espaces publics ? Les riverains ont-ils été informés et sensibilisés à la signification des anciens noms hébraïques des rues et des raisons pour lesquelles ils ont été rétablis ?
A Essaouira par exemple, les associations locales ont été pleinement impliquées (encore une fois grâce au travail de facilitation de la Fondation du Haut Atlas) dans la sélection des sites historiques et religieux spécifiques nécessitant une réhabilitation. La participation inclusive a permis de faire ressortir l’idée, et d’aider à créer des partenariats public-privé, pour permettre à la rénovation de l’église portugaise d’offrir un espace consacré aux bureaux et aux ateliers des associations de la société civile, ainsi qu’une zone d’exposition de leurs produits artisanaux et innovations. Il existe ici un lien entre la préservation de la culture et les progrès continus du développement humain qui se poursuivront bien après la fin de la reconstruction.
En prenant comme modèle la réhabilitation proposée pour Essaouira et en l’appliquant à la rénovation du mellah de Marrakech, nous devons évaluer si les structures rétablies fournissent un espace à la société civile et continuent à favoriser le développement durable. La reconstruction du mellah a-t-elle créé un mouvement en faveur de rencontres communautaires où la population locale a participé à la planification et à la conception de projets répondant à leurs besoins ? Assistons-nous à une transformation constante du développement mue par une solidarité accrue et de nouvelles opportunités ? Y a-t-il des projets subséquents ou indirects qui auront des répercussions grâce à la large participation de la population, générant ainsi plusieurs fois le montant de l’investissement fait dans la préservation de la culture ?
Il est extrêmement difficile, mais pas impossible, d’impliquer la participation des populations dans la définition des objectifs une fois que le processus de développement est mis en œuvre. À mon avis, à ce jour, le mellah a été un bon stimulant économique et publicitaire, mais l’effet domino nécessaire du développement continu réalisé par les riverains et leurs associations locales est loin d’être optimal. Cela s’explique notamment par le fait que leur participation n’a pas été suffisamment engagée dès le début du programme de réadaptation.
Cependant, les partenaires locaux souhaitent vivement faciliter la participation des populations à la dimension développement humain de la restauration des Mellah. Par exemple, lors du mois sacré du Ramadan (du 26 mai au 25 juin), la communauté juive de Marrakech et l’association Mimouna des étudiants marocains musulmans organisent, avec la Fondation du Haut Atlas, des ftours (repas de rupture du jeûne au coucher du soleil) pour les riverains chaque lundi et jeudi dans la synagogue Slat Lazama du mellah, vieille de 400 ans. Le repas est suivi par une discussion communautaire et la définition de nouvelles initiatives socioéconomiques et environnementales prioritaires pour la population locale.
Enfin, le cas du mellah me rappelle une observation que l’on fait souvent en assistant au développement social au Maroc au fil du temps : le royaume offre des modèles puissants et exemplaires de croissance durable et partagée, grâce à la méthode participative. L’approche participative a heureusement été déclinée en lois, politiques et programmes. Mais en revanche réaliser efficacement une mise en œuvre globale conformément à la vision participative mise en place pour guider de telles actions reste un sérieux défi. Cela est principalement dû au fait que les compétences nécessaires pour organiser et faciliter la planification locale concertée ne sont pas suffisamment répandues et que le système de gestion centralisé top ancré.
Le pays est porteur d’espoir grâce à son passé et à son présent, à son idéalisme et à son engagement à l’égard de la durabilité. Dans un sens, cependant, le défi du Maroc est celui auquel sont confrontées toutes les nations guidées par des idéaux pratiques : incarner consciencieusement dans chaque loi les valeurs progressistes qui visent à tracer le cours de leur développement national aujourd’hui et demain.
Le Dr Yossef Ben-Meir est sociologue et président de la Fondation du Haut Atlas une organisation non gouvernementale dédiée au développement durable.